11.05.2022

Le Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale (SPF Emploi) a eu la chance de pouvoir interviewer la professeure Laura Vandenberg à l’occasion de la journée d’étude "Perturbateurs endocriniens: les conséquences de l’exposition pour les travailleurs et leurs enfants", qui a eu lieu le 5 mai 2022.

Laura Vandenberg est professeure d’hygiène environnementale à l’Ecole de santé publique et des sciences de la santé de l’Université du Massachusetts à Amherst (Etats-Unis). Elle dirige un laboratoire de recherche qui étudie comment l’exposition aux substances chimiques et aux mélanges de substances chimiques en début de vie peut causer des maladies qui se manifestent à un stade ultérieur de la vie.

Le travail de la professeure Vandenberg vise à savoir comment de faibles doses de substances chimiques durant des périodes critiques du développement peuvent modifier l’expression génique, la différenciation cellulaire et l’organisation des tissus selon des modes subtils susceptibles de causer des maladies à l’âge adulte, telles que le cancer, l’obésité et l’infertilité. Laura Vandenberg s’intéresse surtout aux perturbateurs endocriniens et a beaucoup travaillé sur les substances chimiques utilisées comme plastifiants ou retardateurs de flamme.

Elle souhaite savoir pourquoi les tests toxicologiques traditionnels ne sont pas parvenus à identifier un certain nombre de perturbateurs endocriniens omniprésents et comment on peut améliorer les pratiques actuelles d’évaluation des risques lors de la recherche et de la régulation de ce groupe de substances chimiques.

Sa contribution lors de la journée d’étude du SPF Emploi portait sur les caractéristiques des perturbateurs endocriniens et les implications sur la prise de décision réglementaire. Plus d’informations sur la journée d’étude est disponible dans le message suivant sur ce site BeSWIC: Revivez la Journée d'étude "Les Perturbateurs endocriniens: les conséquences de l'exposition pour les travailleurs et leurs enfants".

L’interview ci-dessous aborde six thèmes:

Interview

Les perturbateurs endocriniens et leur fonctionnement

Il y a beaucoup à dire au sujet des perturbateurs endocriniens (PE) mais en quelques mots: les perturbateurs endocriniens, c’est quoi?

Pour faire simple, disons que les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques qui ont une influence sur le fonctionnement des hormones dans l’organisme. En allant un peu plus dans le détail, il peut s’agir de substances chimiques qui imitent les hormones dans le corps ou qui bloquent leur fonctionnement normal. Il peut également s’agir de substances chimiques qui influencent notre capacité à produire, à métaboliser ou à transporter des hormones au bon endroit dans notre corps.

Jusqu’à présent, la plupart des perturbateurs endocriniens identifiés sont des substances chimiques qui imitent les oestrogènes, qui bloquent les androgènes ou qui influencent la signalisation thyroïdienne. Mais notre système hormonal est bien plus complexe. La majorité des perturbateurs endocriniens ont été identifiés sur la base de l’influence exercée par rapport à ces trois propriétés parce que c’est justement ce que nous avons investigué. Récemment, nous avons découvert des substances chimiques qui empruntent aussi d’autres voies.

Pouvez-vous expliquer le concept de courbe dose-réponse et la relation avec les perturbateurs endocriniens?

Lorsque nous parlons de la relation entre exposition et effet et de quelque chose qui est, pour le dire simplement, toxique, on s’attendrait à ce qu’une exposition plus élevée cause un effet plus important. Si vous buvez, par exemple, un verre d’alcool, cela a un effet (minime). Si vous buvez davantage d’alcool, vous ressentez un effet plus important. Si vous ingurgitez une quantité excessive d’alcool, vous sombrez dans le coma. Si les valeurs d’alcool dans votre sang continuent de grimper, vous pouvez même en mourir. C’est ce à quoi nous nous attendons en cas d’intoxication. C’est un processus relativement linéaire: une plus forte exposition est synonyme d’effets plus importants. Mais voilà, les hormones ne fonctionnent pas de cette manière dans notre organisme.

“En cas d’intoxication, nous attendons un processus relativement linéaire: une plus forte exposition est synonyme d’effets plus importants. Mais voilà, les hormones ne fonctionnent pas de cette manière dans notre organisme."

Notre corps parvient raisonnablement bien à garder nos hormones dans une certaine fourchette des niveaux dans notre sang. Lorsque vous avez donc un peu trop ou un peu trop peu d’une certaine hormone, vous pouvez escompter des effets nocifs. Vous pouvez, par exemple, avoir des difficultés à tomber enceinte si votre corps ne produit pas assez d’œstrogènes. Mais si vous produisez trop d’œstrogènes, vous pouvez avoir des difficultés à mener la grossesse à terme ou vous pouvez subir d’autres effets nocifs.

La situation optimale pour notre physiologie se situe donc quelque part au milieu de cette fourchette de dosage. Notre corps parvient assez bien à nous maintenir dans la zone de ce qui est sain pour nous. Cependant, il existe des maladies dans lesquelles cet équilibre est perturbé. Citons, par exemple, le diabète: la capacité de l’organisme à garder notre taux de glycémie sous contrôle est affectée et l’on sort ainsi de la zone physiologiquement saine pour nous.

Les substances chimiques qui perturbent le système endocrinien montrent une sorte de relations non monotones entre les quantités auxquelles on est exposé et les effets nocifs visibles. Ce que nous pouvons observer à de faibles doses, par exemple, une perturbation de la fertilité, ne sera peut-être pas observé à des doses plus fortes.

Et il y a de nombreuses explications possibles à ce phénomène. L’une des plus évidentes est que les hormones fonctionnent en s’attachant à des récepteurs. On utilise souvent une métaphore à ce sujet: celle de la clé qui correspond à une serrure bien précise. Si vous avez un petit nombre de clés, qui correspondent à la ‘serrure hormonale’ qui se lie à son récepteur, cela peut causer une série d’effets. Mais si vous ajoutez un plus grand nombre de clés au système, ainsi qu’un plus grand nombre de serrures fermées, ceci peut déclencher des voies d’effets tout à fait différentes. C’est pourquoi, l’effet observé en cas de faibles doses est différent de celui observé en cas de doses élevées.

Quand nous parlons de perturbateurs endocriniens à faibles doses, il est possible qu’ils imitent les hormones. Vous allez donc voir une série d’effets qui seront dus à la substance chimique qui se comporte comme une hormone. Si l’exposition au perturbateur endocrinien augmente ensuite, vous allez aussi observer des effets toxiques parce qu’à des doses plus élevées, le perturbateur endocrinien va se comporter comme un poison dans votre organisme. Ce ne sont là que quelques-uns des modes de production de ces relations non monotones par les PE.

Les effets à faible dose et les exemples de courbes dose-réponse non monotones

A quelle fréquence les substances chimiques PE constituent-elles des relations non monotones dans le corps humain?

Nous avons constaté l’existence de relations non monotones dans des études sur les humains. Voici plus de dix ans, nous avons documenté ces relations pour une douzaine de substances chimiques, avec des résultats disparates. La question qui se pose par rapport à ces études sur les humains est de savoir si finalement elles ont bien été conçues pour observer ces réponses non monotones. On peut observer plus souvent ces relations dans des études en laboratoire où l’on va exposer délibérément des cellules et des organismes à des doses sans cesse plus fortes de ces substances chimiques. Dans de tels cas, les relations non monotones sont très fréquentes. C’est pourquoi, nous devons étudier faibles doses et doses élevées d’une manière différente.

"Les perturbateurs endocriniens contribuent à des maladies et au risque de tomber malade, généralement sur une période de plusieurs années ou décennies."

Ceci m’amène au concept d’effets à faible dose. Les substances chimiques PE peuvent, tout comme d’autres substances chimiques toxiques, être un poison pour les rongeurs si vous les leur faites ingérer. Ces animaux vont effectivement mourir d’une intoxication. Ceci n’est pas particulièrement pertinent pour l’exposition humaine car sauf si quelqu’un tombe dans un fût contenant des produits chimiques (ce qui peut arriver en théorie dans un environnement de travail mais est quand même très rare), on n’est pas exposé à une quantité suffisamment importante de ces substances chimiques pour déclencher une réaction toxique prononcée. Elles ne vont pas vous rendre immédiatement malade ou vous tuer. Mais elles contribuent à des maladies et au risque de tomber malade, généralement sur une période de plusieurs années ou décennies.

Les effets que nous observons à faibles doses sont souvent très différents. Il est important de noter que si, chez les rongeurs, nous faisons des recherches portant sur des signes prononcés d’intoxication, voire de décès, chez l’être humain, ce sont plutôt des maladies que nous voyons. Nous comparons donc des pommes et des poires. On prend de plus en plus conscience du fait qu’il faut faire des recherches sur les animaux avec des doses plus faibles, pertinentes pour les humains, en étudiant le développement de la maladie plutôt que de s’intéresser à ce qui estropie ou tue ces animaux.

Je m’intéresse, par exemple, au type de dose qui influence la capacité des femmes à produire du lait. C’est pourquoi, nous étudions la santé des mères: savoir pourquoi une femme est trop malade pour s’occuper de son enfant est important, bien sûr, mais moins pertinent pour les humains en général. Ce qui m’intéresse, c’est la dose qui interfère avec la production de lait. Nous observerons plus souvent ce type d’effets à une dose plus faible, là où les substances chimiques se comportent comme des hormones. Avec une dose plus élevée, la maman tombe ‘tout simplement’ malade.

L’effet cocktail

L’effet cocktail ou effet mélange est un autre concept pertinent. Pouvez-vous nous l’expliquer en quelques mots?

J’étudie les rongeurs dans un laboratoire. Cela signifie que je peux étudier une seule substance chimique à la fois. J’administre de manière délibérée une substance chimique à un rongeur et je compare ensuite cet animal à un animal qui n’a pas été exposé à la substance chimique. Ce n’est pas du tout comparable à la situation humaine. Nous vivons dans un monde qui est un creuset de substances chimiques. En tant qu’individu, nous ne sommes pas conscients de la présence de la majorité d’entre elles. Pourtant, nous sommes exposés à des produits chimiques dans notre alimentation, dans les emballages alimentaires, dans les produits de santé, dans nos habitations et du fait des pesticides qui sont diffusés dans notre maison, dans notre jardin, dans notre environnement.

"Chacun d’entre nous est un exemple vivant de l’effet cocktail."

Chacun d’entre nous est donc un exemple vivant de l’effet cocktail. Ces cocktails sont uniques pour nous en tant qu’individu et pour notre propre environnement. Mais nous pouvons également examiner des populations et découvrir des cocktails représentatifs pour un groupe de population. L’effet cocktail veut simplement dire que puisque nous sommes exposés à différentes substances chimiques, ces produits chimiques agissent collectivement dans notre corps et dans certains cas, s’additionnent.

Nous sommes exposés à ces substances chimiques dans des quantités minimes mais toutes ces petites quantités s’ajoutent les unes aux autres. Il y a donc un effet additif. Certains pensent également que certaines substances chimiques dans notre corps agissent de manière synergétique: un peu de ceci et un peu de cela ne donnent pas un petit effet mais un résultat synergétique qui est plus grand que l’effet attendu. Je pense toutefois que lorsque nous parlons de santé publique et de protection des humains, quelles que soient nos observations chez les animaux ayant une, deux ou trois substances chimiques dans leur corps, nous devrions nous attendre à ce que ce soit plus grave chez les humains. Nous avons en effet à faire à d’autres expositions de fond que nous ne pouvons pas entièrement typer ou comprendre.

La vulnérabilité des travailleurs

Comment évaluez-vous la vulnérabilité des travailleurs dans un contexte professionnel?

Le contexte de travail est un sujet intéressant car il y a eu peu de recherches effectuées sur les perturbateurs endocriniens sur le lieu de travail, alors que c’est un point d’intervention important pour les personnes vulnérables. Je parle ici de ‘vulnérables’ en raison de l’exposition, pas en raison de la physiologie. Autrefois, les travailleurs étaient souvent considérés comme le groupe le moins vulnérable car constitué d’adultes, souvent de sexe masculin.

"Autrefois, les travailleurs étaient souvent considérés comme le groupe le moins vulnérable car constitué d’adultes, souvent de sexe masculin."

Souvent, les travailleurs ne sont que peu informés de leur degré d’exposition. Et ensuite, la responsabilité leur est imputée: "Vous n’avez pas porté votre équipement de protection individuelle (EPI) de manière correcte? Et bien vous auriez dû." Je crois que les travailleurs sont vulnérables en raison de leur statut d’emploi. Allez-vous soulever un certain problème si vous courez le risque d’être licencié? La réponse est souvent négative. Vous êtes donc vulnérable parce que vous êtes tributaire de la personne ou du groupe qui vous expose à certaines substances chimiques. Vous dépendez d’eux pour gagner votre vie. Mais vous êtes également vulnérable parce que vous avez des expositions qui sont bien supérieures à celles de la population générale.

"Vous êtes également vulnérable parce que vous avez des expositions qui sont bien supérieures à celles de la population générale."

La notion de valeurs limites sûres

Pour aller plus loin au sujet de la situation sur les lieux de travail: Que pouvez-vous nous dire de plus sur les valeurs limites et leurs relations avec les PE?

L’hypothèse que les substances chimiques ont des valeurs limites sûres implique que vous allez voir un effet à fortes doses et à doses moyennes mais que pour une certaine valeur, vous ne détecterez plus d’effet. Cette valeur est alors la valeur limite. Partant de cette hypothèse, on ne devrait pas voir d’effets sur la santé chez les gens qui restent en deçà de cette valeur limite. C’est sur ce principe qu’est basé tout notre processus d’analyse des risques.

Nous faisons souvent des études sur des animaux que nous exposons à de fortes doses. Nous recherchons ce faisant des effets clairs de toxicité. Nous prenons une dose à laquelle nous n’observons plus ces effets pour dire: ‘voilà, c’est le niveau sans effet nocif’. Et ensuite nous calculons ce que nous pensons être sûr pour les humains.

Le problème avec ce type d’études, c’est qu’elles ont été développées pour chercher des signes visibles de toxicité. Prenons, par exemple, des populations humaines qui sont exposées à de faibles doses pour lesquelles nous notons une augmentation des ‘biomarqueurs’ de dysfonction rénale: ceci n’aurait pas été investigué en suivant cette logique. Ou vous avez plus de difficultés à tomber enceinte que les gens qui n’ont pas été exposés. Ou vous parvenez à tomber enceinte mais votre corps ne produit pas suffisamment de lait pour le bébé. Ou vous avez un risque accru d’avoir un myome, une oligospermie ou toutes sortes d’autres problèmes qui sont bel et bien importants pour la santé humaine mais qui n’ont pas été étudiés dans ce type d’études.

"La manière dont nous déterminons la valeur limite est complètement erronée. Ceci étant dit, pour de nombreuses substances chimiques, nous ne pouvons pas déterminer de valeur limite parce que nous observons des effets même dans les populations présentant une exposition très faible."

Ceci ne signifie pas pour autant qu’il ne sera jamais possible d’établir une valeur limite. Mais cela veut dire que la manière dont nous déterminons la valeur limite est complètement erronée. Ceci étant dit, pour de nombreuses substances chimiques, nous ne pouvons pas déterminer de valeur limite parce que nous observons des effets même dans les populations présentant une exposition très faible. Ce qui n’est pas étonnant puisque nous parlons ici de substances chimiques qui altèrent le système hormonal. Ces substances auront un effet, même à des doses exceptionnellement faibles, parce que des doses extrêmement faibles d’hormones sont justement pertinentes dans le système endocrinien. Mais aussi parce que toute l’idée de trouver une valeur limite est liée au degré de sensibilité que doit présenter le résultat cherché. Est-ce que j’étudie une population suffisamment grande? Avec une population de 50 personnes, je ne vois peut-être rien. En revanche, si j’étudie une population de 500, 5.000 ou 5 millions d’individus, j’ai peut-être tout à coup la capacité statistique de visualiser un effet qui était là depuis toujours. Je ne pouvais tout simplement pas le voir avec un échantillon de 50 personnes.

Les alternatives: un changement de paradigme

Quelles propositions feriez-vous pour face aux PE, non seulement en général mais aussi pour les gens sur les lieux de travail?

Je pense que personne n’aimera entendre cette réponse. En fait, dès que nous savons qu’une certaine substance chimique est un perturbateur endocrinien, nous devons admettre que la situation n’est pas sûre. Cela signifie qu’il faut chercher des alternatives. Dans certains cas, il n’est pas possible d’en trouver car il n’existe pas encore à ce moment-là de produit de substitution présentant les mêmes caractéristiques. Nous n’utilisons pas des produits chimiques sans raison. Je ne suis pas naïve au point de penser qu’il y a quelque part quelqu’un dans une usine qui s’amuse à diffuser des produits chimiques dans l’environnement. Les substances chimiques sont utilisées parce qu’elles confèrent certaines finalités aux produits. Et certaines de ces finalités présentent des avantages vraiment intéressants pour nous, n’est-ce pas? Nous ne voulons pas faire marche arrière au niveau des appareillages médicaux, par exemple. Nous avons énormément progressé dans les personnes que nous pouvons sauver en utilisant des matières plastiques dans l’environnement médical.

"Il n’existe pas de dose sûre."

Je ne propose donc pas de retourner vers la technologie du 19ème siècle. Nous devons toutefois admettre que dès qu’une substance est reconnue comme étant un perturbateur endocrinien, cela signifie qu’il n’y a très vraisemblablement pas de dose sûre pour la population totale. Il n’existe pas de dose sûre. Nous devons dès lors effectuer des analyses de risque et développer des stratégies de limitation des risques. Ce type de substances chimiques doit être éliminé progressivement là où c’est possible.

Des alternatives doivent être identifiées et évaluées correctement afin de ne pas remplacer un perturbateur endocrinien par un autre (dont on ne savait pas que c’était un PE) et ce sans fin. A nouveau, je sais que la réponse ne sera pas satisfaisante pour la plupart des gens mais nous avons besoin d’un changement de paradigme. Ce changement de paradigme doit consister à reconnaître qu’il y a certaines (propriétés de) substances chimiques dont nous ne pouvons pas autoriser l’usage dans la population générale. Si une alternative existe, nous devons utiliser cette alternative. Peut-être l’alternative n’est-elle pas de nature chimique mais est une solution technologique.

"Si une alternative existe, nous devons utiliser cette alternative. Peut-être l’alternative n’est-elle pas de nature chimique mais est une solution technologique."

Prenons par exemple le ticket que vous recevez à la caisse d’un supermarché ou dans un distributeur d’argent. Est-ce que j’ai besoin d’une preuve de paiement après chaque plein? Souvent non, n’est-ce pas? Et si vous avez besoin d’une telle preuve, doit-elle nécessairement être sur papier? Est-ce même utile? Avons-nous encore besoin de cette boîte avec toutes les notes de frais pour notre travail? Pour beaucoup, la preuve électronique est ce dont ils ont vraiment besoin. Actuellement, nous devons scanner ce bout de papier pour l’envoyer ensuite à quelqu’un qui va alors assurer la suite du traitement. En d’autres termes, la réponse technologique est parfois une meilleure réponse que la réponse chimique. Nous devons l’accepter.

Dans certains cas, nous devons aussi accepter un changement de comportement. L’exemple que je donne à chaque fois est celui du magasin de meubles à proximité de chez moi. Ce magasin se vante dans sa publicité du fait que vous pouvez faire des taches sur votre divan en y mangeant votre sandwich au pastrami à la moutarde ou une glace et que vous pourrez ensuite nettoyer tout cela sans aucun effort. Il ne restera aucune tache. Forte de mon expérience, je m’attends à ce que le tissu de ce divan soit imprégné de PFAS pour atteindre ce résultat. Je ne sais pas spécifiquement quelle substance chimique a été utilisée mais peu importe.

Dans ce cas précis, la solution consiste à ne pas chercher une meilleure substance chimique mais à manger votre sandwich au pastrami à table, comme nous avions l’habitude de le faire avant. Je donne peut-être l’impression en disant cela d’être un peu vieux-jeu, de vouloir retourner en arrière dans le temps mais nous avons créé des problèmes qui n’auraient pas dû exister. Maintenant nous créons des solutions chimiques plutôt que d’éliminer le problème. Et pourtant, je pense que c’est parfois par-là que passe la solution. Si nous expliquions aux gens qu’ils peuvent soit conserver ce divan qui va causer à leurs enfants un risque accru (même de manière minime) de cancer, des problèmes d’immunité ou des troubles du développement, soit manger leur sandwich au pastrami à table, j’espère que la plupart d’entre eux choisiraient cette dernière option.

Avez-vous aussi quelques considérations spécifiques dont vous voulez faire part au sujet du contexte professionnel?

Ce qui est embêtant avec la population active, c’est que nous ne parlons plus ici de manger ou non son sandwich au pastrami à table. Nous parlons de ce qui permet aux gens de gagner leur vie. Je ne veux pas être responsable du déclin de certains secteurs mais je trouve que nous devons éloigner les emplois des situations où actuellement, nous intoxiquons les travailleurs sur leur lieu de travail, vers le développement de produits rendant la vie des gens plus sûre. Si nous détectons des signaux de la présence de certaines substances chimiques dans la population générale, nous pouvons partir de l’hypothèse que nous trouverions des effets plus graves chez les travailleurs, si nous avions un groupe suffisamment grand de travailleurs.

"Si nous détectons des signaux de la présence de certaines substances chimiques dans la population générale, nous pouvons partir de l’hypothèse que nous trouverions des effets plus graves chez les travailleurs, si nous avions un groupe suffisamment grand de travailleurs."

Quelles actions aimeriez-vous entreprendre au sujet des PE dans le contexte de la santé et de la sécurité au travail?

Tout d’abord, nous devons collecter des prélèvements biologiques auprès de la population au travail. Et nous devons le faire de manière intelligente. En tant que scientifique, je voudrais naturellement poser des tonnes de questions très intéressantes, comme "quelle est la différence entre votre exposition le lundi, après le week-end par rapport et celle du vendredi après cinq jours de travail?" Il est en effet très important de mettre en place des études qui peuvent saisir la nature de l’exposition et la mettre en lien avec l’environnement de travail.

Les recherches doivent être menées de manière à ne pas minimaliser l’exposition. Ainsi, il ne faut pas tester le travailleur le lundi matin après deux jours de repos, certainement pas pour des substances chimiques qui peuvent être métabolisées plus rapidement. Dans un lieu de travail où sont occupés tant des hommes que des femmes, il faut tester les deux groupes et constater les effets sur la santé. De bonnes études devraient suivre les travailleurs longtemps encore après leur carrière active pour voir si le risque de maladie ne s’accroît pas après leur vie professionnelle.

Lorsque nous parlons de travailleurs, nous pensons directement dans ce contexte à des ouvriers qui travaillent dans une usine produisant ces substances chimiques. Nous pensons moins souvent aux ouvriers du secteur de la construction qui sont exposés durant leur travail aux produits chimiques ou aux agriculteurs qui pulvérisent des produits chimiques sur leurs champs.

"Les EPI ne sont pas portés correctement. Car souvent ils entravent les mouvements ou sont inconfortables. Nous devons donc vérifier comment encourager et améliorer l’utilisation des EPI."

Nous devons donc envisager le ‘travail’ dans son contexte plus large et reconnaître ce faisant que souvent des personnes n’utilisent pas les équipements de protection individuelle (EPI) comme il se doit, quand il n’y a pas de surveillance directe. J’ai moi-même de l’expérience en la matière parce que les universités sont des grands chantiers de construction. Les EPI ne sont pas portés correctement. Car souvent ils entravent les mouvements ou sont inconfortables. Nous devons donc vérifier comment encourager et améliorer l’utilisation des EPI. Dans certains cas, cette technologie a déjà 30 ans. Nous avons amélioré diverses autres technologies mais les EPI ne se sont pas améliorés au même rythme. Nous devons arrêter de culpabiliser les travailleurs et de rendre les employeurs responsables.

Il y a souvent beaucoup de bonnes raisons expliquant pourquoi les travailleurs ne portent pas (bien) leur masque: la température de l’environnement de travail est trop élevée, le masque est inconfortable à porter, … ce n’est pas toujours une responsabilité individuelle. Le travailleur individuel ne peut pas baisser le thermostat; c’est de la responsabilité de l’employeur.

Il faut du temps pour installer la confiance entre travailleurs et employeurs et pour apprendre où se situent les failles dans la possibilité de se protéger. C’est ainsi que l’on parvient à faire les bonnes interventions sur les lieux de travail. Il ne suffit pas de dire: "je t’ai donné un masque, c’est ton problème si tu es exposé." En fait, c’est le problème de tout le monde. Nous faisons tous partie d’une société où tout le monde doit travailler. Nous ne pouvons donc pas accepter que certains travailleurs soient soumis à de telles expositions. Je ne l’admets pas non plus, même si, pour ma part, je suis assise ici, bien en sécurité, derrière mon bureau.